Conçue comme un véritable outil numérique de recherche exploitant les dernières fonctionnalités du web, la base Philosophie Cl@ndestine donne accès à la liste complète des manuscrits philosophiques clandestins mise à jour, ainsi qu’à un ensemble d’informations pratiques et de documents à travers une plateforme unique et d’utilisation simple.
Partant de l’extraordinaire travail bibliographique accompli par Miguel Benítez, publié pour la dernière fois en 2003 (La Cara oculta de las Luces), la liste des manuscrits philosophiques clandestins est désormais enrichie des nombreuses découvertes signalées depuis par La Lettre clandestine (la source de la référence apparaît est consignée dans la notice de chaque manuscrit). Elle sera régulièrement développée et mise à jour, afin d’assurer aux chercheurs un accès complet et rapide à des informations rigoureusement contrôlées.
La littérature philosophique clandestine constitue un objet d’études depuis la découverte en 1912 par Gustave Lanson d’un certain nombre de copies manuscrites de textes « philosophiques » ou anti-chrétiens dans les bibliothèques municipales de France. Lanson a fort bien su interpréter les quelques indices dont il disposait : en effet, il venait de mettre le doigt sur un aspect caché de la vie des idées à l’Age classique.
En 1938, Ira O. Wade a conduit une enquête systématique en France et a su exploiter les recherches menées par Norman L. Torrey sur la bibliothèque de Voltaire à Saint-Pétersbourg : Wade propose un inventaire de 102 textes philosophiques diffusés entre 1700 et 1750. En 1978, Miguel Benítez a relancé les recherches en découvrant un très grand nombre de copies inconnues jusqu’alors. En 1980, un nouvel inventaire est publié à l’occasion d’une Table Ronde organisée par Olivier Bloch à la Sorbonne : la littérature clandestine sort de l’ombre et offre alors 130 titres et une augmentation substantielle du nombre des copies. Nouvelle étape en 1988, avec un nouvel inventaire de M. Benítez comportant 148 titres, et, au printemps 1996, avec la publication d’un recueil de ses études, intitulé La Face cachée des Lumières (Paris, Universitas / Oxford, Fondation Voltaire, 1996): le nouvel inventaire comporte 257 titres avec des copies partout en Europe; la traduction espagnole de cerecueil; La Cara occulta de las Luces (Valencia, Biblioteca Valenciana, 2003) comporte 292 titres, et ce total a été augmenté au cours des années par les découvertes signalées dans le périodique La Lettre clandestine (publié désormais chez Garnier). C’est dire que la recherche se poursuit et que la littérature philosophique clandestine n’a pas encore dévoilé toutes ses richesses. Elle pose des questions aux spécialistes de la philosophie et de l’histoire des idées, de l’histoire de la religion, de l’apologétique et de la littérature, comme aussi de l’imprimerie, de la censure et de la diffusion des textes. La découverte progressive des fonds de clandestina s’est accompagné d’un approfondissement des études dans le domaine de l’histoire des idées. On ne peut plus se satisfaire de l’image traditionnelle de la philosophie à l’Age classique, réduite à quelques textes prestigieux : la littérature clandestine nous oblige à lire entre les lignes et à découvrir le véritable contexte intellectuel qui donne leur sens aux démarches des grands philosophes.
Cette multiplication des découvertes a entraîné une problématique nouvelle.
Les manuscrits clandestins datent des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Or, quel
rapport y a-t-il entre le Colloque entre sept savants attribué à Bodin et
l’Histoire critique de Jésus, fils de Marie du baron d’Holbach, ou entre
La Béatitude des chrétiens de Geoffroy Vallée et L’Homme machine
de La Mettrie ?
Il y ici un grand risque d’anachronisme. Il faut éviter de lire a posteriori
l’histoire des idées comme une marche progressive vers la Révolution, car
l’interprétation des textes en serait évidemment faussée. Néanmoins,
des « courants » sont perceptibles, des points de contact et des relais
d’un siècle à l’autre : les philosophes clandestins de l’Age classique ont
l’impression de s’appuyer sur une longue tradition critique à l’égard de la
religion et à l’égard de l’Eglise.
En effet, le terme « philosophique » ne prendra ce sens qu’au siècle des
Lumières : un texte est ici considéré comme « philosophique » dans la mesure
où il s’appuie, implicitement ou explicitement, sur des principes hostiles
à l’orthodoxie chrétienne. On ne prendra pas les textes sociniens ni les
pamphlets jansénistes pour des textes « philosophiques », mais on sera
conscient que les textes philosophiques clandestins s’appuient sur d’autres
qui représentent toute la gamme possible de positions à l’égard de
l’orthodoxie. En ce sens, la frontière nette entre orthodoxie et
hétérodoxie s’estompe. Nos philosophes clandestins sont parfois des
croyants qui s’ignorent, et nos croyants adoptent des positions qui
les situent, souvent à leur insu, du côté de l’hérésie et de l’hétérodoxie.
La fragmentation des Églises et des sectes réformées a mis en évidence
toutes les incertitudes et tous les tâtonnements. Les recherches récentes
sur Spinoza et les « collégiants » hollandais, d’une part, et les marranes,
d’autre part, illustrent l’apport de la pensée religieuse au rationalisme
moderne; de même, les travaux d’Andrew Fairbairn mettent en lumière une
chaîne qui va du rationalisme chrétien de Malebranche au protestantisme
libéral de Samuel Werenfels et, enfin, jusqu’au rationalisme philosophique
de Du Marsais. Inversement, l’évolution de l’apologétique catholique
témoigne de l’influence des philosophes, dans la mesure où les apologistes
déploient des arguments rationnels mieux adaptés au « Dieu des philosophes »
qu’au “ Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ”. La « lumière intérieure »
de la conscience et les Lumières philosophiques se renforcent
réciproquement, comme le suggère Voltaire dans ses premières
Lettres anglaises sur les quakers.
La diffusion suscite, de son côté, des problèmes symétriques. En effet,
les archives de la Bastille révèlent fort peu de philosophes : une douzaine
tout au plus entre 1653 et 1789, mais elles nous découvrent toute la gamme
des délits d’opinion et tout le poids de la censure. Les vagues successives
de huguenots (à partir des années 1680) et de jansénistes (dès le XVIIe
siècle, certes, mais surtout depuis la publication de la bulle Unigenitus
le 8 septembre 1713) sont faciles à repérer; tout au long du XVIIIe siècle
sont arrêtés les colporteurs de nouvelles à la main, les imprimeurs de
pamphlets politiques, religieux, érotiques ou obscènes. La diffusion des
écrits philosophiques clandestins emprunte ainsi les mêmes voies que celles
de ces autres écrits clandestins. La critique anti-religieuse se fait
connaître par des spécialistes de la diffusion clandestine de pamphlets
politiques et, dans le domaine religieux, de pamphlets jansénistes, d’une
part, et, d’autre part, d’écrits marranes et protestants à partir
des Refuges anglais et hollandais. L’histoire de la diffusion de la
philosophie clandestine, qui est une histoire européenne, rejoint ainsi
celle du livre et de la censure.
Les textes clandestins ont fait l’objet de publications tout au long du
XVIIIe siècle. Nous signalons sur ce site toutes les publications connues.
Il est important de reconnaître que ces publications répondent aux
péripéties de l’histoire des idées : la version imprimée ne jouit pas
d’un statut privilégié. D’Holbach et Naigeon se font les spécialistes
de l’édition qui radicalise la pensée de l’auteur. La publication répond
aux besoins de propagande du moment: ils font ainsi du déiste Robert
Challe un « Militaire Philosophe » athée et matérialiste. La traduction
par d’Holbach des écrits des déistes anglais et d’extraits des
Prevenciones d’Orobio de Castro répond aux mêmes exigences: la fidélité
au texte est subordonnée aux besoins de la propagande philosophique des
éditeurs.
Une leçon capitale de la diffusion clandestine des écrits philosophiques
découle de la coexistence de versions manuscrites et imprimées d’un même
texte. Harold Love a souligné les conséquences de la diffusion manucrite
d’une multitude de versions des textes — non seulement dans le domaine de
la philosophie, mais aussi dans ceux de la poésie et de la musique. Le
manuscrit précède, bien sûr, l'imprimé. Mais le manuscrit survit à
l'impression; les manuscrits sont diffusés après la publication du
texte - ou plutôt d'une version du texte. Les manuscrits permettent ainsi
la modification du texte qui risquait d'être figé par l'impression;
ils nous permettent de suivre l'évolution d'une pensée livrée au public.
Le domaine de la littérature clandestine est en ce sens un domaine de
prédilection pour celui qui s'intéresse à la génétique des textes: les
variantes ne sont plus envisagées seulement comme des fautes, des
infidélités au texte primitif, mais elles acquièrent le statut de témoins
d'une pensée changeante, collective : c'est l'histoire vivante des idées.
Un exemple privilégié des rapports complexes entre imprimés et manuscrits
est fourni par La Parité de la vie et de la mort, texte multiple publié
par O. Bloch, dont nous connaissons deux versions imprimées et deux
versions manuscrites très différentes. Autre exemple: les dizaines de
manuscrits connus du Traité des trois imposteurs sont ramenés à quatre
grandes « familles » par Françoise Charles-Daubert, et ces manuscrits
continuent à être composés et diffusés après la publication, sans doute
par les soins de Jean Rousset de Missy, d’une première version en 1719.
L’édition par Gianluca Mori des Doutes sur la religion, ou Examen de la
religion dont on cherche l’éclaircissement de bonne foi, dont il fonde
l'attribution à César-Chesneau Du Marsais, met en lumière un phénomène
semblable, avec la coexistence de deux versions principales qui continuent
à évoluer après la première impression de 1745. La littérature clandestine
met ainsi en cause notre conception moderne de l’évolution des manuscrits
vers l’imprimé, et exige donc une nouvelle approche des problèmes soulevés
par l’édition critique. La techniques moderne de l’hypertexte informatique,
qui permet de présenter plusieurs niveaux de texte sans en privilégier
aucun, correspond en quelque sorte à la réalité historique de la diffusion
manuscrite et permet de mettre en évidence ses dimensions multiples.
La littérature philosophique clandestine reflète les grands courants de
l’histoire des idées et révèle leur portée anti-chrétienne. Ainsi, en 1659
est constitué le magistral compendium de la pensée antique qu’est le
Theophrastus Redivivus, un vaste recueil manuscrit qui présente l’héritage
classique sous la forme de morceaux choisis des auteurs anciens sur les
grands thèmes : les dieux, le monde, la religion, l’âme, l’enfer, la mort,
la vie selon la nature. C’est une anthologie de l’athéisme et du
matérialisme puisée chez les Anciens. Des influences modernes se font
aussi sentir, comme le montrent l'édition critique établie par G. Canziani
et G. Paganini et les travaux de N. Gengoux. De la même époque datent
les différentes versions de L’Autre monde de Cyrano de Bergerac et les
écrits d’Isaac Lapeyrère, dont différentes versions manuscrites viennent
d’être découvertes. Plusieurs manuscrits reflètent les conflits autour
des interprétations eucharistiques des disciples de Descartes; une douzaine
de textes interviennent dans le débat sur le spinozisme et contribuent
à la diffusion d’une version fort infidèle de la philosophie de Spinoza.
De très nombreux manuscrits portent la marque de l’influence de Malebranche.
La littérature philosophique clandestine de la fin du XVIIe siècle et
du XVIIIe siècle naît ainsi du contexte intellectuel défini par la
rivalité des grands systèmes de Descartes, de Gassendi, de Hobbes,
de Malebranche, de Spinoza, de Locke, de Leibniz. Cicéron, Horace,
Lucrèce, parmi les Anciens, Montaigne, Charron, La Mothe Le Vayer et
Bayle, parmi les modernes, constituent des sources inépuisables.
Ces influences modernes permettent d’inscrire le débat philosophique
clandestin dans la perspective historique du conflit entre le pyrrhonisme
de Montaigne et le rationalisme de Descartes et de Malebranche. Ce
conflit se traduit dans l’apologétique par la rivalité entre deux méthodes:
la démonstration métaphysique et la preuve historique, dont les apologistes
n’aperçoivent que rarement qu’elles se contredisent. En effet, soulignent
les rationalistes clandestins, si l’évidence de la raison est un critère
de certitude, qu’avons-nous besoin de Révélation ? Si la raison humaine
est un guide sûr, la Raison divine doit s’y conformer. Dès lors, l’histoire
biblique, histoire d’un Dieu jaloux et tyrannique, dont les actes sont
incompatibles avec notre conception de la justice, de la bonté, de la
sagesse d’un Etre infiniment parfait, n’est que l’histoire d’un peuple
primitif et misérable. L’histoire des religions est celle d’une imposture
politique. Ainsi, un texte comme l’Examen de la religion témoigne de la
transformation du rationalisme chrétien de Malebranche en rationalisme
philosophique anti-chrétien, en philosophie des « Lumières ». Ce même
rationalisme caractérise les Difficultés sur la religion proposées au
Père Malebranche : l’auteur ne croit pas en Dieu, il le « sait »; la
foi est « anéantie » par la raison, qui refuse toute religion fondée sur
des faits, toute religion « factice ». En ce sens, la philosophie
clandestine tire les conclusions de la rivalité entre scepticisme et
rationalisme qui définissait la crise de la « philosophie chrétienne »
au XVIIe siècle. et que Bayle avait tout fait pour mettre en évidence.
La définition même de ce corpus par la position critique à l’égard de la
religion chrétienne implique qu’on trouve dans les clandestina des
critiques systématiques du texte biblique, des dogmes et du clergé.
Puisant à toutes les sources, nos philosophes dénoncent l’erreur des
religions: fausse conception de Dieu, ignorance du mécanisme de la nature,
preuves embarrassées et ridicules, ruses et manœuvres des prêtres —
« priestcraft » — et concluent que « l’Eglise n’est autre chose qu’une
société d’hommes ». L’épistémologie rationaliste des philosophes, leur
analyse des causes psychologiques de l’erreur, entraîne des conclusions
radicales. Parmi le petit nombre d’esprits éclairés, la philosophie est
conçue comme la dénonciation de l’erreur au nom de l’évidence de la raison:
les flottements de la conscience apparaissent comme autant de refus de
« voir clair » et les philosophes renvoient aux apologistes l’accusation
dont ils ont été eux-mêmes la cible pendant des siècles : leurs adversaires
seraient de « mauvaise foi ».
Cette conclusion entraîne des conséquences cruciales sur la question de
la tolérance. En effet, le fanatisme persécuteur des croyants constitue
une preuve supplémentaire que les religions ne sont pas d’origine divine.
Les religions en général, et la religion chrétienne en particulier, disent
nos philosophes (Difficultés, p.227-231; Examen critique,
chap. VII), se
sont établies et étendues grâce à la force et à la violence des persécutions.
Elles ont ensuite possédé l’esprit des peuples. L’imposture des religions
est fondamentalement de nature politique: Machiavel, Naudé, Hobbes, Vanini
sont pillés, afin de prouver que la religion ne doit être envisagée que
comme un instrument entre les mains du Prince, qui lui permet de contrôler
le peuple ignorant. Le contrôle politique de la religion permet d’éviter
des conflits qui provoqueraient des troubles de l’ordre public. Cette devise
est interprétée à l’aide de Hobbes: il ne faut pas tolérer plusieurs
religions dans un même état, car elles entreront inévitablement en conflit;
l’hérésie – la déviance religieuse –apparaît désormais comme une source
de désordre politique: le Prince sage se doit de l’éliminer. L’intolérance
religieuse est un devoir politique du Prince qui veut assurer la paix
civile. Ainsi, malgré les objections dirimantes de Bayle, les philosophes
clandestins refusent, par un calcul politique, la tolérance qui leur est
refusée.
Cependant, la philosophie clandestine, caractérisée par son mode de
diffusion, n’est pas une. On ne saurait réduire cet ensemble de textes
à une philosophie univoque. La complexité et la diversité de la philosophie
clandestine annoncent d’ailleurs celles de la « philosophie des Lumières »
que traversent des courants souvent contradictoires de rationalisme et de
scepticisme, de déisme, de naturalisme, de panthéisme, de matérialisme...
Au XVIIIe siècle, les premiers traités clandestins répondent aux systèmes proposés par les grands philosophes du XVIIe siècle. Des philosophes « amateurs » se lancent dans l’aventure et construisent des systèmes personnels. Ainsi, Yves de Vallone (1666/7 - 1705), chanoine de l’église de Sainte-Geneviève, converti à la religion réformée en 1697 et exilé en Hollande, rédige à la fin de sa vie La Religion du chrétien, un traité de panthéisme naturaliste fortement influencé par Spinoza. Le 13 août 1715, un certain Delaube (ou De Laube), chevalier, seigneur de Bron, près de Lyon, envoie à Reinier Leers, le célèbre éditeur hollandais du Dictionnaire de Bayle, ses Réflexions morales et métaphysiques sur les religions et sur les connoissances de l’homme (Grenoble ms 329; Rouen ms 1569): il s’agit d’un examen de conscience où l’auteur rejette la doctrine de la Chute, fallacieuse « loi des bipèdes », et fonde sur l’occasionalisme de Malebranche un panthéisme spiritualiste, où Dieu est tout et tout est esprit. Entre 1710 et 1720, Robert Challe (1659-1721) compose ses Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche. Ce traité clandestin s’ouvre par un « Premier cahier contenant ce qui m’a ouvert les yeux », poursuit par un violent réquisitoire contre les religions révélées, « factices », et par un examen systématique de la religion chrétienne en particulier, et conclut sur un « Système de religion fondé métaphysiquement sur les lumières naturelles » : c’est le premier traité systématique du déisme en France. Dans les Ardennes, Jean Meslier (1664 - 1729), l’obscur curé d’Etrepigny, couvre de notes marginales son exemplaire de la Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon et élabore le Mémoire de ses Pensées et sentiments, qui ne sera découvert qu’après sa mort: ce testament philosophique constitue un puissant système matérialiste et « communiste ». La première vague de la philosophie clandestine au XVIIIe siècle est ainsi constituée par ces traités d’amateurs souvent obscurs, qui connaissent les grands systèmes et qui élaborent leur philosophie personnelle: il s’agit chaque fois d’une espèce d’« examen de conscience » philosophique marqué par le modèle des grandes philosophies du XVIIe siècle. Ces amateurs provinciaux sont les héritiers de l’ambition philosophique traditionnelle.
A la même époque, mais au centre de la vie intellectuelle de la capitale,
s’amorce une première transformation de la philosophie clandestine.
Fontenelle lance au mois de janvier 1686, dans les Nouvelles de la
république des lettres de Bayle, sa Relation de l’île de Bornéo, et,
dès la même année, paraissent ses Entretiens sur la pluralité des mondes
habités; suivra une série de petits traités sur des thèmes particuliers:
Du Bonheur, De l’Origine des fables, Histoire des oracles; circulent
sous le manteau des exemplaires manuscrits d’un Traité de la liberté,
d’un Traité des oracles et d’un Traité des miracles; les Réflexions sur
l’argument de M. Pascal et de M. Locke concernant la possibilité d’une
autre vie à venir, critique clandestine du « pari » et affirmation du
bonheur philosophique réservé à une petite élite, peuvent lui être
attribuées avec vraisemblance; ses Fragments de la République annoncent
très probablement La République des philosophes, ou histoire des Ajaoiens,
publiée seulement en 1768; enfin, ses réflexions sur La diversité des
religions connaissent également une diffusion clandestine Ainsi, Fontenelle
modernise le modèle des Essais de Montaigne et des Petits traités de La
Mothe Le Vayer: le philosophe limite ses ambitions et concentre son tir;
il évolue en marge des grands systèmes.
Certes, de son côté, Boulainviller esquisse un Essai de métaphysique et
note soigneusement ses lectures spinozistes; mais il suit, lui aussi,
l’exemple de La Mothe Le Vayer en composant une Histoire des opinions
des Anciens sur la nature de l’âme, et celui de Locke en rédigeant un
rapide Traité sur l’immortalité de l’âme. Surtout, sa Lettre d’Hippocrate
à Damagète, publiée dès 1700, servira de modèle à la génération suivante.
Dans cette lettre fictive, Hippocrate rapporte le discours de Démocrite
sur les mystères de la nature, sur les religions et les sectes et sur
l’existence de Dieu. « Vous ne sauriez faire un pas dans la recherche de
la nature que vous ne trouviez un miracle »; l’idée de la divinité est
trop abstraite pour le commun des hommes et les religions ont dû « introduire
des mystères, inventer des faits, proposer des doctrines, imposer des lois,
établir une morale... » : à ce prix, c’est-à-dire au prix de leur vérité,
ces religions sont utiles à l’ordre social...
Autour de l’Académie des Inscriptions, d’autres jeunes philosophes suivent
le même mouvement. Il s’agit chaque fois de petits traités, dont l’ambition
philosophique se limite à la critique radicale de certains dogmes de la
religion chrétienne et de certains épisodes de l’histoire de son
établissement. Nicolas Fréret rédige sa Lettre de Thrasybule à Leucippe.
Jean Lévesque de Burigny rédige un Examen critique des apologistes de
la religion chrétienne; il collabore avec Thémiseul de Saint-Hyacinthe
dans la composition d’autres ouvrages. Entre 1705 et 1710, Du Marsais
rédige un Examen de la religion dont on cherche l’éclaircissement de
bonne foi, et ce texte, qui connaîtra une très large diffusion, sera
suivi par des Réflexions sur l’existence de l’âme et sur l’existence de
Dieu, et du petit traité où Du Marsais, s’appuyant sur un texte peu connu
de Samuel Werenfels, propose une définition du Philosophe.
On ne citera pas ici tous les auteurs des nombreux petits traités comparables
à ceux-ci. De nombreuses attributions restent d’ailleurs incertaines, et
c’est l’enchevêtrement des attributions qui caractérise l’étape suivante de
cette évolution. En effet, une fois constitué un petit corpus de traités
clandestins, il devenait facile de constituer de nouveaux traités en puisant
ça et là les passages pertinents. Le plagiat était d’ailleurs devenu un
mode très ordinaire de composition; Bayle était une victime de choix.
On connaît l’exemple de la XIIIe Lettre philosophique de Voltaire; suivant
ce modèle, le marquis d’Argens se révèle un compilateur infatigable et
sans scrupules: tous ses ouvrages sont truffés de citations du philosophe
de Rotterdam. Certains secrétaires subalternes de la libre pensée, tels que
Dupré de Richemont, dont le dossier se trouve dans les Archives de la
Bastille, se font une spécialité de fournir des extraits de Bayle. Les
notes spinozistes d’André-Robert Perrelle constituent un exemple semblable.
Le Traité des trois imposteurs donnait l’exemple de la citation habile de
Vanini, de La Mothe Le Vayer, de Naudé, de Hobbes et de Spinoza. Tel est
le mode de composition qui caractérise aussi le texte de L’Ame matérielle,
constitué après 1724 par un anonyme qui vient d'être identifié par G.Mori
et Alain Mothu comme étant le curé Etienne Guillaume: celui-ci dévoile dans
les années 1720, devant un petit cercle de connaisseurs, ses recueils
philosophiques constitués de citations arrachées à leur contexte dans
les ouvrages de Malebranche, Bayle, Guillaume Lamy, Jean Leclerc, La Hontan
et d’autres. Le plagiat est devenu un mode de production et le patchwork
caractérise la philosophie clandestine à cette étape de son évolution. La
technique de la citation est devenue un art du détournement.
Constitué de citations habilement arrachées à leur contexte, les manuscrits
feront ensuite l’objet de pillages divers: ainsi, le dernier chapitre du
manuscrit De l’Examen de la religion est incorporé par Lévesque de Burigny
à son Examen critique des apologistes de la religion chrétienne; l’Analyse
de la religion chrétienne semble constituer une version abrégée de l’Examen;
les Doutes sur les religions révélées, publiés en 1767 et 1792, pillent
également l’Examen en y ajoutant deux Dialogues entre un Indien et l’Eglise
d’origine incertaine. Les leçons de philosophie qui ponctuent l’éducation
de l’héroïne de Thérèse philosophe, sont tirées – très probablement par
le marquis d’Argens –directement de l’Examen de la religion; le marquis
de Sade a recours aux textes de Fréret et à de nombreux autres textes
clandestins. Les exemples abondent de tels emprunts directs, et d’autres
plagiats restent certainement à découvrir — surtout d’une langue à l’autre.
Une grande confusion règne ainsi dans le domaine des attributions, et souvent on allègue que la littérature clandestine n’appartient à personne en particulier, mais à une « coterie », ou à un groupe social. Cela est vrai dans certains cas déjà cités, mais ces exemples ne sont pas la règle et ne sauraient servir de prétexte à l’abandon de la recherche dans ce domaine. La découverte d’un auteur donne un nouveau sens au texte: les exemples de Fontenelle, Voltaire, Diderot, Challe, Meslier, Du Marsais, Boulainviller, Fréret, Maillet, Delaube, Gaultier, des frères Lévesque et de tant d’autres le démontrent. Nous avons affaire à des auteurs très connus (Fontenelle, Voltaire, Diderot, Boullanger, La Mettrie, d’Holbach), connus (Boulainviller, Challe, Du Marsais, Fréret, Lévesque de Burigny, Maillet, Mirabaud, Saint-Hyacinthe), et inconnus (Lau, Fourcroy, Yves de Vallone, Abraham Gaultier, Delaube, Raby d’Amérique, Cupis de Camargo, Pierre-Charles Jamet…): une foule de philosophes amateurs et mille intermédiaires anonymes, copistes, - libraires-imprimeurs, colporteurs. La littérature clandestine nous introduit ainsi dans les coulisses de l’Age classique.
Une vingtaine de textes sont directement traduits de l'anglais, car les
débats publics en Angleterre pèsent sur l’évolution de la libre pensée en
France: Shaftesbury, Toland, Collins, Tindal, Mandeville, Blount, Middleton,
Bolingbroke, Woolston même nourrissent les écrits clandestins des
philosophes, comme aussi les marranes Isaak de Troki, Orobio de Castro et
d’autres. Quels sont les problèmes soulevés par les traductions
clandestines d’auteurs anglais ? L’identité du traducteur nous est
connue dans un certain nombre de cas. Les plus intéressants nous
paraissent être ceux de Locke, traduit par William Popple et par Pierre
Coste; de Shaftesbury, traduit par Diderot; de Bernard Mandeville, dont
les Pensées libres ont été traduites par Van Effen ainsi que par un
anonyme; de William Woolston, dont la traduction peut être attribuée avec
vraisemblance à Mme Du Châtelet; de Conyers Middleton, dont la Lettre de
Rome fut publiée en 1729 en Angleterre et traduite par l’abbé Prévost en
1744; Le Symbole d’un laïque est la traduction par d’Holbach du Creed of
an Independent Whig (1720) de Thomas Gordon. Quelques autres traducteurs
peuvent être identifiés avec certitude: H. Scheurleer et J. Rousset de
Missy traduisent le Discours sur la liberté de penser de Collins (Londres
1714); Pierre Lefèvre de Beauvray traduit les Paradoxes métaphysiques
du même auteur (1756); Michel Mattaire traduit Tindal, Saint-Hyacinthe
édite Chubb, d’Holbach traduit John Toland et Peter Annet. Cependant, il
y a là un très vaste domaine qui reste encore à explorer. William Popple,
traducteur de l'Epistola de tolerantia de Locke en anglais (1689) et du
Treatise of Human reason de William Clifford en français (1682), lui-même
auteur d'un Rational catechism (1687) et ami de Benjamin Furly, le marchand
quaker de Rotterdam, est évidemment un personnage-clef. A nos yeux, les
recherches doivent se diriger aussi vers le groupe des huguenots réfugiés
en Angleterre: entre 1700 et 1745, Pierre Des Maizeaux connaît tout le
monde, fréquente Anthony Collins, John Toland, Richard Steele, Thomas
Gordon et les membres de la Royal Society, correspond avec tous les
philosophes importants en Europe; il travaille en particulier, avec
Thomas Birch, futur secrétaire de la Royal Society (1752-65), John Lockman
et Jean-Pierre Bernard, à la traduction du Dictionnaire de Pierre Bayle,
publiée entre 1734 et 1741. Des Maizeaux ne constitue pas la seule piste,
car il fréquente d’autres huguenots hommes de lettres aux cafés de Douglas,
de Rainbow et de Slaughter dans Saint-Martin’s Lane à Londres, mais c’est
un personnage-clef et sa correspondance réserve des surprises.
Or, l’identité du traducteur change tout. On s’intéressera à ce que dit
Woolston en 1726 à Londres; mais on s’intéressera également, et de très
près, à ce que Mme Du Châtelet lui fait dire. La Lettre de Conyers
Middleton a son sens en Angleterre en 1729; tout aussi pertinent pour
nous sera le sens que Prévost lui donne en France en 1744. William Lyons
joue son rôle dans les polémiques autour de la tolérance en Angleterre,
dans le contexte spécifique de la Révolution glorieuse de 1688 et des
mesures législatives qui s’ensuivent; quel est le rôle qu’on lui attribue
dans le contexte français, fortement marqué par l’influence de John
Locke ? La polémique du baron d’Holbach contre “l’imposture sacerdotale”
en 1767 n’est pas la simple répétition de la lutte des déistes anglais
contre le « prêtrianisme » (priestcraft) des années 1720 : le contexte
social et les temps ont changé.
Au-delà de la simple question de la fidélité de la traduction, c’est là,
nous semble-t-il, un problème capital auquel il faudra s’attaquer: quel
est le sens de ces œuvres lorsqu’elles sont traduites et transportées dans
un contexte étranger, hollandais ou français ? Les idées ne sont pas les
mêmes d’un côté et de l’autre de la Manche, non pas à cause d’une quelconque
magie des tempéraments, mais parce que les conditions sociales de leur
diffusion et de leur réception ne sont pas les mêmes. Elles entretiennent
donc un rapport très différent à l’espace public dans un contexte et dans
un autre. Ces questions capitales exigeraient une étude comparée, historique,
sociale, philosophique.
En ce sens, les traductions – de l’anglais, du latin, de l’hébreu –soulèvent un problème qui caractérise tous les manuscrits clandestins: quel est leur impact ? Quelle est leur diffusion ? Quels sont les indices de leur réception ? Nous manquons singulièrement de données sur ces points. Or, ce sont des questions essentielles et notre conception du statut de la littérature clandestine en dépend. Simple jeu marginal d’obscurs érudits ou témoignage secret de l’évolution et de la diffusion des idées ? L’intérêt que nous portons à la littérature clandestine se fonde sur la conviction que les manuscrits clandestins ont joué un rôle important dans la mise en question des dogmes et des pratiques de l’Eglise, dans la critique des arguments apologétiques, dans la diffusion d’une philosophie anti-chrétienne. Pour notre part, nous n’y voyons pas seulement une espèce de réservoir à idées pour les philosophes prestigieux. Nous ne jugeons pas de l’intérêt de la littérature clandestine selon les seuls emprunts ou selon les allusions qu’y font les philosophes connus. Ce serait là donner d’emblée la priorité à un seul aspect de la production clandestine. Or, il y a d’autres aspects qui peuvent légitimement nous intéresser dans la multiplication même des manuscrits clandestins: cette diffusion clandestine a ses propres lois et sa propre dynamique, liées certainement à celles qui régissent le monde du livre. Elle constitue un témoignage sur la vie sociale des idées et sur les modes de lecture. Nous y trouvons, en effet, un exemple privilégié de la « vie privée des idées » – Foris ut mores, intus ut libet –qui s'ouvre néanmoins sur l'espace public: « lecture du for privé », d'abord, puis communication entre initiés, diffusion secrète comportant modifications et appropriations diverses, s'ouvrant sur l'édition clandestine dans ses diverses modalités. Les connaisseurs, spécialistes de la « théologie hétérodoxe », collectionneurs passionnés tels que l'abbé Sépher et le bibliophile Jamet, faussent en quelque sorte l'évolution sociale des textes qu'ils accaparent, mais nous la révèlent aussi, dans leurs collections restées intactes, qui constituent autant de moments, de coupes géologiques (ou « carottes »), dans la circulation clandestine des idées. L’évolution clandestine de nos textes constitue un témoignage sur la transformation des idées dans l’espace public constitué par l’auteur, le copiste, le cercle de ses amis, les lecteurs occasionnels, les esprits initiés friands de sacrilège, les esprits contestataires avides de légitimation philosophique, — les libraires-imprimeurs et les colporteurs enfin, agissant sous le regard de la police de la censure et sous le poids les autorités ecclésiastiques et politiques... Au cours de cette émergence du texte dans l’espace public, les équivoques s’accumulent: elles ne concernent pas seulement les « véritables » intentions de l’auteur, mais portent aussi et surtout sur le sens du texte pour les autres. L’histoire des idées se dégage ainsi de l’histoire des psychologies inviduelles, aussi fascinantes soient-elles, pour aborder les problèmes de la réception. En ce sens, la littérature clandestine est un aspect capital de la dynamique de l'opinion, de l’espace public. Elle nous incite à réviser notre conception de la littérature philosophique et de la vie des idées: le petits auteurs, les auteurs secondaires sont intéressants, précisément parce qu’ils sont petits, c’est-à-dire en tant que témoins historiques.
Les manuscrits philosophiques clandestins ne sont pas des textes comme les autres. Ils entretiennent un rapport particulier avec l’espace public et constituent un témoignage sur la substance de l’histoire des idées dans son rapport avec l’histoire sociale du livre et la naissance de l’opinion publique. En ce sens, la clandestinité de ces textes traduit un rapport particulier entre la vie des idées et l’espace public sous l’Ancien Régime.
Antony McKenna
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